dimanche 7 août 2016

QUAND LA JUSTICE CRÉE L'INSÉCURITÉ



QUAND LA JUSTICE CRÉE L'INSÉCURITÉ

On entend le plus souvent que la prison est l'école du crime, ou que la pauvreté est la cause de la criminalité. Qu'on ne s'y méprenne pas! Le problème est ailleurs. L'insécurité n'est plus l'affaire de la police nationale dont la lutte contre le banditisme est en grande partie réduite à peu de choses par notre justice clocharde et mercantile. La vraie cause de l'insécurité en Haïti vient principalement de la justice qui n'assume plus sa mission. La police, avec ses qualités et ses péchés, fait ce qu'elle peut pour effectuer sa tâche de protection des citoyens. Cependant, entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, entre l'honneur et l'argent...des juges corrompus choisissent de sacrifier la paix publique.

Dans une démocratie, la confiance dans les magistrats est un enjeu essentiel, une condition de l'efficacité et de la crédibilité du système juridictionnel. Or, l'institution judiciaire est toujours au cœur des polémiques: outre les dysfonctionnements et les limitations, il y a un déficit de confiance envers la justice. Ce qui est de nature à détériorer davantage son image et à compromettre sa réputation d'impartialité et d'indépendance. La corruption altère non seulement l'institution en elle-même qui est l'objet d'une publicité déplacée mais attaque également la personnalité de son auteur, lui faisant perdre de vue l'essentiel de la bonne conduite du magistrat.

Presque tous les jours, la magistrature haïtienne est confrontée à la révélation de faits ou de comportements, commis par une infirme minorité de certains de ses représentants, qui nous sont apparus susceptibles de constituer de graves manquements aux devoirs de leurs charges. Un magistrat qui prend exagérément la défense de bandit, en échange de pots-de-vin, et diabolise la police au point de n'y voir que des tortionnaires n'est autre qu'un blanchisseur de banditisme. Un magistrat qui prend de l'argent pour libérer des kidnappeurs et mis hors de cause des trafiquants de drogue devrait être écarté de la magistrature pour éviter que le discrédit ne jaillisse sur l'ensemble du corps composé d'hommes et de femmes de qualité dont nous savons l'honnêteté et le dévouement absolus.

Appelons un chat un chat: Le fonctionnement actuel de notre système judiciaire met en danger la sécurité des citoyens car définitivement, le bandit et le juge corrompu exercent la même profession. Et toute politique de lutte contre la délinquance sera vouée à l'échec avec ces éléments en toge qui favorisent l'impunité et se désintéressent des victimes. Certains magistrats ont leurs mains sales jusqu'aux coudes...pour les avoir plongées dans la merde et dans le sang. Une fois de plus, nous alertons les membres du conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) sur l'état réel de la magistrature et l'urgence de réagir à l'immense danger qui se précise.

Dans un environnement semé de tentations de toutes sortes, le magistrat devrait être très attentif dans sa relation avec les justiciables. Cela demande un effort constant et une foi consentie. Mais, quand la justice manque à ses devoirs et outrepasse ses droits, quand un bon nombre de kidnappeurs appréhendés entre 2010 et 2016 sont dans la nature, quand des ministres de la justice interviennent et que des manitous de la cour de cassation s'en mêlent, quand au niveau des tribunaux, on prend plus soin des coupables que des victimes, quand il est décidé que celui qui dit la vérité doit être exécuté, et quand des juges pourris se joignent à la mafia, mettant en péril la vie et la tranquillité d'esprit des plus justes...il y a lieu de dire que, dans une  certaine mesure, la justice est effectivement la principale responsable de l'insécurité.

Heidi FORTUNÉ
 Magistrat, Inspecteur Judiciaire
Cap-Haïtien, Haïti, ce 07 août 2016

mercredi 18 mai 2016

HAUTS FONCTIONNAIRES: FAUX DÉBAT



HAUTS FONCTIONNAIRES: FAUX DÉBAT

La notion de ''Haut Fonctionnaire'' est une expression qui n'a aucune existence juridique sinon statutaire. Elle est utilisée par commodité pour désigner une personne qui occupe un poste très élevé dans la fonction publique. On parle alors de ''Grands Commis'' de l'État. Sont considérés comme tels: le Président de la République, le Premier Ministre, les Ministres, les Secrétaires d'État, les Membres du Conseil Électoral Permanent et ceux de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, les Juges et les Officiers du Ministère Public près la Cour de Cassation et le Protecteur du Citoyen. Ils jouissent de multiples privilèges et échappent au contrôle de la juridiction de droit commun pour les actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions. Ainsi, seule la Haute Cour de Justice, constituée de sénateurs assistés du Président et du Vice-président de la Cour de Cassation, est compétente pour juger cette catégorie de personnes, et elle ne peut prononcer à leur égard qu'une seule et unique peine: la destitution assortie de la déchéance et la privation du droit d'exercer toute fonction publique durant cinq ans au moins et quinze ans au plus.

Les actes commis par un ministre dans l'exercice de ses fonctions sont ceux qui ont un rapport direct avec la conduite des affaires de l'État relevant de ses attributions. Si celui-ci relève de la Haute Cour de Justice tel que prévu par la constitution, les comportements concernant sa vie privée en sont exclus. Par exemple: pour viol, meurtre, enlèvement et autres infractions pénales, il peut être poursuivi et jugé par-devant un tribunal ordinaire même s'il est encore ministre. La procédure diffère également selon que la poursuite est engagée contre lui, après avoir laissé le portefeuille ministériel, pour crime de malversations remontant à sa gestion de la chose publique. Il est alors, en principe, traité comme tout justiciable devant un tribunal classique. Pour cela, un arrêt de débet de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA) ou un rapport sur sa gestion par des organismes étatiques affectés à cette fin tels: l'Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC) ou l'Unité Centrale de Renseignement Financier (UCREF), s'avère indispensable sous peine d'irrecevabilité de l'action.

C'est peu réfléchi de dire que tout ancien Haut Fonctionnaire de l'État est passible d'un tribunal d'exception pour des actes de gabegie découlant de son administration, après son passage à un poste de responsabilité. C'est là un raisonnement subtil, vainement minutieux et dépourvu de logique par rapport à la mesure que peut prendre la Haute Cour de Justice qui est, d'ailleurs, une instance de nature plus politique que réellement juridique eu égard à sa composition constituée en majorité de parlementaires et sa compétence qui se limite au seul prononcé de destitution. Il n'y a aucune matière à mésinterprétation, la constitution et les lois républicaines sont, on ne peut plus, claires. Et aucune jurisprudence n'est répertoriée en ce sens à part l'exemple du fameux ''Procès de la Consolidation'' qui mettait à rude épreuve, entre 1903 et 1904, sous la présidence de Nord Alexis, plusieurs hauts dignitaires, dilapidateurs des deniers nationaux, dont des anciens ministres de l'ex président Tirésias Simon-Sam, après la découverte de ténébreuses irrégularités dans les finances de l'État. Les révélations accablantes et scandaleuses de l'affaire des bons consolidés suscitèrent l'indignation, et le procès auquel il donna lieu restera le plus sensationnel dans les annales judiciaires haïtiennes.

Parmi les plus célèbres consolidards se trouvaient les membres de la famille de l'ancien Chef de l'État dont sa femme Constance et ses deux fils Lycurgue et Démosthène, des Sénateurs et anciens Hauts Fonctionnaires; nous citons: Cincinnati Leconte, Tancrède Auguste, Vilbrun Guillaume-Sam, Admète Malebranche, Fénelon Laraque, Hérard Roy, Rodolphe Tippenhauer ... Ils ont tous été condamnés aux travaux forcés pour faux, usage de faux, vol et recel dans un procès absolument ''équitable et impartial''. Une opinion, d'ailleurs, largement partagée, à cette époque, par des journalistes étrangers, des représentants de la cour d'Appel de Paris et par tous les diplomates accrédités en Haïti. Les pillards de fonds publics ont été jugés devant un tribunal de droit commun conformément à la loi du 27 juin 1904 sur les poursuites contre les Ministres (Moniteur No 52 du 29 juin 1904) qui stipule en ses articles 1 et 2 combinés: " Quand le Président de la République et quand les fonctionnaires visés par la loi du 07 juillet 1871 ne sont plus en fonction et qu'il y ait lieu de les poursuivre à l'occasion des crimes et délits commis pendant qu'ils étaient en fonction, les seules formalités à remplir sont celles prévues par le code d'instruction criminelle". "La compétence du juge d'instruction et des tribunaux de répression en ce qui concerne ces anciens fonctionnaires, comme du reste, à l'égard de tous autres fonctionnaires politiques, demeure entière et n'est subordonnée à aucune autorisation préalable des chambres législatives, lesquelles conservent néanmoins tous droits d'enquêtes et de dénonciations."  

Donc, qu'on ne vienne pas maintenant crier à la persécution politique et nous embobiner sur la juridiction apte à juger un ancien ministre qui ne bénéficie d'aucun statut particulier. Et puis, qu'on se le dise: dans la conception actuelle des affaires politiques, ceci, à travers le monde, le détournement de fonds publics associé au vol et au gain illicite représentent le plus grand crime contre une nation.

Heidi FORTUNÉ
Magistrat, Inspecteur Judiciaire
Cap-Haïtien, Haïti, ce 18 mai 2016

dimanche 21 février 2016

LA JUSTICE: UN BATEAU SANS CAPITAINE



LA JUSTICE: UN BATEAU SANS CAPITAINE

La justice est un service public tout à fait particulier en ce qu'elle structure l'État de droit et la société démocratique. Défenseur de l'intérêt général, garant des libertés publiques et individuelles, le magistrat exerce à la fois un métier passionnant et exigeant, relevant de compétences intellectuelles et humaines importantes, ainsi que d'un haut niveau de responsabilités. Il est non seulement au cœur de la vie de la cité mais plus encore en prise directe avec le quotidien des citoyens et leur réalité. Sous quelque forme et à quelque niveau qu'elle s'exerce, la fonction judiciaire est un rouage essentiel de toute société civilisée. Sont tout aussi essentiels l'indépendance de ce pouvoir face au pouvoir politique, le respect dont il doit être entouré, et la compétence et l'intégrité avec lesquelles il doit être exercé.

Depuis toujours, la part du budget de l'État consacré à ce service public est structurellement insuffisante. Cette situation dégrade profondément les conditions de travail des magistrats et fonctionnaires; certaines juridictions se trouvant en situation de faillite totale par rapport aux missions qu'elles devraient assurer. Malgré la création du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, la justice haïtienne reste très largement tributaire d'une gestion ministérielle, elle-même dépendante des aléas de la vie politique, que ce soit pour la carrière des juges, leur formation, ou la détermination des moyens alloués au bon fonctionnement des juridictions. Historiquement, la justice a toujours été le parent pauvre. C'est l'un des trois pouvoirs de l'État mais les deux autres s'assoient sur elle, et cela a toujours été ainsi.

Il a fallu l'échéance présidentielle du 07 février 2016 pour constater que le pouvoir judiciaire est effectivement l'ombre de lui-même. Et les récents soubresauts de l'Exécutif et du Législatif attestent de l'ampleur de la situation. Au-delà du désordre actuel dans l'arène politique haïtienne, les deux autres pouvoirs s'approprient à eux seuls la souveraineté nationale comme s'ils détenaient la totalité de la puissance de l'État et pouvaient tout faire, ignorant que l'ensemble des trois pouvoirs (Exécutif- Législatif- Judiciaire) constitue le fondement essentiel de l'organisation de l'État et qu'aucun d'eux ne peut sous aucun motif, sortir des limites qui lui sont fixées. Certes, le pouvoir judiciaire a toujours été dans une position délicate par rapport à la politique mais, quand il s'agit de prendre les grandes décisions concernant l'existence, la survie et l'avenir de la nation..., il a son mot et son veto. Il n'y a pas de souveraineté par nature, mais seulement en conséquence d'une habilitation reçue de la constitution.

Après le coup de force orchestré par le parlement, de connivence avec le chef de l'État sortant, les faits semblent confirmer que le pouvoir judiciaire souffre de son commandement. Le président du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) aurait dû intervenir immédiatement pour dénoncer l'accord paraphé par les deux autres pouvoirs en violation de la charte fondamentale de la République. Malheureusement, rien de tout cela n'a été fait. Un bateau sans capitaine, c'est l'image que renvoie la justice à l'opinion. Le leadership est une qualité humaine qui entraine autant qu'elle rassure.  Que les pouvoirs politiques s'entredéchirent ou que leurs alliés ruent dans les brancards pour n'avoir pas encore reçu leur part du gâteau ne choque nullement. Cela relève de l'ordre presque normal du fonctionnement de l'Exécutif et du Législatif. Mais quand il est question de souveraineté nationale et des grands principes du droit, les magistrats exigent du Président du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire qu'il incarne pleinement et davantage son rôle de capitaine.

Cela vaut la peine d'être répété car il s'agit d'un gifle pour la magistrature et la justice en général. Un tel déni ne doit plus se reproduire. Jamais plus jamais! Dans les zones de turbulence comme en eaux troubles ou en période de doute, la présence d'un capitaine à bord doit être fortement ressentie par l'équipage. Un chef est un marchand d'espérances. M. le Président du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, les magistrats vous regardent. L'heure est venue pour vous d'assumer pleinement la charge qui vous incombe et de rassurer tout le corps judiciaire. Les Magistrats attendent de vous plus de hauteur et de sérénité. Il vous est encore possible de vous ressaisir et de redresser la barre avant que le désordre ne se généralise pour devenir règle de conduite. Le bateau tangue mais tanguer n'est pas chavirer. Et à défaut d'agir...réagissez donc mon capitaine!
Respectueusement!
Heidi FORTUNÉ
Magistrat, Inspecteur Judiciaire
Cap-Haïtien, Haïti, ce 20 février 2016