samedi 15 mars 2008

AU-DELÀ DES ILLUSIONS

AU-DELÀ DES ILLUSIONS

Je suis ulcéré et traumatisé devant les complaintes lancinantes des justiciables face à la dérive intolérable de la justice. J’ai déjà eu l’occasion, en d’autres circonstances, de dire ce que je pense de la corruption au sein de l’appareil judiciaire. Je ne voudrais pas entrer encore une fois dans l’examen de cette délicate question qui a donné lieu à d’importantes et remarquables conclusions des plus distinguées personnalités de la classe intellectuelle et des plus hautes autorités de l’Etat. Mais il y a incontestablement des situations qu’il faut dénoncer voire abandonner parce qu’elles sont inacceptables.

J’ai appris récemment que le détenu en faveur duquel un ordre de mis en liberté est émis devrait payer à l’huissier, au messager ou à l’agent pénitencier porteur de la correspondance, entre deux cent cinquante à trois cents gourdes pour que ledit ordre soit exécuté. Qu’est-ce que cela veut dire ? Et si la personne écrouée n’a pas d’argent, qu’est-ce qui va arriver ? Que dire des juges de paix qui demandent jusqu'à cinq mille gourdes pour verbaliser un vol ou un homicide, des infractions pénales pour lesquelles légalement ils ne devraient réclamer aucun frais ? Ils savent pertinemment que les constats pénaux sont gratuits, pourtant ils rançonnent les justiciables. Sans oublier les greffiers qui élaborent des jugements ou des actes d’adoption en se faisant payer gracieusement en devises américaines, au mépris des nouveaux tarifs judiciaires en vigueur. La justice est malmenée par ceux-la même qui devraient contribuer à son efficacité et à son crédit. Quel malheur !

Cela n’étonnera personne si je dis que par tempérament, je suis un révolutionnaire. Mais cela n’est certainement pas le cas de tout le monde. En fait, ce que je veux dire par-là, les choses pourraient véritablement changer si chacun y mettait du sien. Les autres acteurs du système devraient, eux aussi, se lancer dans la bataille car comme dit le vieux proverbe : « Un discours sur la femme par un homme est toujours suspect mais un discours sur la femme par trois hommes devient terriblement inquiétant. » Il n’appartient pas à moi seul de dénoncer la corruption et les irrégularités qui gangrènent la justice haïtienne. Les autres magistrats doivent faire autant sinon…eh bien sinon, là il y a un problème. Peut-être que mes collègues ne sont pas d’accord avec ce que je fais, si tel était le cas, je devrais tout de suite mettre un terme à ma témérité et tirer les conclusions qui s’imposent.

Envoyer en taule des criminels, combattre la corruption, enquêter sur les trafiquants de drogue…c’est rien. Je le fais chaque jour et je le ferai tant que je remplirai la fonction de magistrat instructeur. Auditionner des témoins, décerner des mandats, donner commission rogatoire…c’est dans mes attributions. Mettre en examen des kidnappeurs, des malfaiteurs, des violeurs, affronter les dangers…c’est mon boulot…j’assure. Je peux passer des heures et des heures dans mon bureau à cuisiner un inculpé…je peux supporter la haine et le regard glacial de mes ennemis mais recevoir le baiser de Judas de certains confrères…je refuse.

Heidi FORTUNÉ
Magistrat, Juge d’Instruction
Cap-Haïtien, Haïti
Ce 15 mars 2008