Une Expérience ACIDE par Heidi Fortuné
Pendant que certains se battaient pour le
poste, moi je suis arrivé là au hasard de la composition de l’équipe
gouvernementale. Ma réputation de Magistrat intègre et compétent y était
pour beaucoup. J’ai affronté des tempêtes, déjoué des complots et évité
toutes sortes de pièges. J’ai fait face à des grèves téléguidées en
cascades et jonglé avec des politiciens véreux. Enfin, je me suis heurté
à certains collègues ou proches du Président sans oublier les
parlementaires, pour la plupart, des mendiants arrogants dont le pays se
serait royalement passé tant ils sont nocifs et inutiles. Ceci, pour
décrire l’expérience que j’ai vécue dans l’arène politique haïtienne
pendant treize longs mois (23 mars 2017 – 23 avril 2018).
Après avoir intégré le gouvernement
Moise-Lafontant comme ministre de la Justice et de la Sécurité publique,
j’ai vu un système judiciaire plein de talents et de dévouement, mais
aussi lent et corrompu, exactement comme je le connaissais. J’étais, par
contre, surpris par la difficulté à passer aux réalisations, à livrer
au fond ce que la population en général et les justiciables en
particulier attendaient comme résultats parce qu’il y a toujours un
manque de rapidité et de vivacité dans les démarches. Les machines
bureaucratiques en Haïti sont affaiblies et inefficaces, ce qui fait
qu’elles vont plus lentement qu’ailleurs. Donc, on est toujours étonné
qu’on délivre moins que ce qu’on voudrait délivrer.
Ma feuille de route (qui n’était pas
nécessairement celle du gouvernement) était simple. Je n’allais pas
réinventer la roue. Je ne crois pas aux programmes préétablis ou conçus
dans des laboratoires rien que pour fasciner l’électeur avec des
promesses qu’on ne peut pas tenir. La politique de rupture que je
voulais incarner c’était, non seulement tenir un langage de vérité à la
nation, mais aussi être très pragmatique. J’estimais avant tout que le
peuple haïtien avait des besoins vitaux, des besoins primaires tels que :
l’eau, l’alimentation, la santé, l’électricité, l’éducation, etc., qui
n’étaient pas encore satisfaits. C’est pour cela que je pensais que la
priorité pour le gouvernement se devrait d’abord de satisfaire ces
besoins vitaux partout dans le pays, mais aussi de restaurer l’autorité
de l’État en consolidant, notamment, le pouvoir judiciaire sur tous ses
plans, tout en assurant son respect et son indépendance afin que la
justice économique et sociale soit rétablie. Cela me permettrait par la
même occasion de renforcer la discipline dans les Parquets et les
greffes, de combattre la corruption sous toutes ses formes pour parvenir
à un système fort, inspirant la confiance et capable de participer au
développement harmonieux et durable du pays.
Mon passage à la tête du Ministère de la
Justice et de la Sécurité publique, avec un bilan mitigé parce que…
inachevé, n’aura pas aidé à changer voire améliorer la situation de la
justice. Ceci pour plusieurs raisons. De par ma carrière de Magistrat
sans peur et sans reproche, j’étais peut-être l’ambassadeur désigné pour
la Justice, mais en tant que novice, je n’avais pas le poids politique
ni le soutien nécessaire du palais national ou du parlement pour mener à
bien ma mission, notamment face au mur invisible qui s’élevait autour
du Président. Du coup, le jeu s’annonçait difficile et un peu plus
délicat. Qu’il s’agisse de ses amis, de ses conseillers et plus tard du
Président lui-même… le fait est que :‘’on ne me faisait pas confiance’’.
On me reprochait de mon attitude jugée trop légaliste et de mes
affinités à épouser les causes des plus vulnérables. Mes interventions
en Conseil des ministres sur les cartes de débit de certains titulaires
de ministères, la corruption au sein du gouvernement, la non-application
de l’arrêté sur le train de vie de l’État six mois après sa
publication, les mesures de rigueur et d’austérité adoptées dans mon
ministère pour assainir l’administration en vue d’éviter de dépenser
sans utilité et avec excès, et autres prises de position faisaient
tiquer plus d’un. Et la contrariété était évidente. Je me fis des
ennemis et pas des moindres. Entre le Chef de Cabinet du Président et
moi, c’était une guerre ouverte à un point tel qu’on ne s’adressait plus
la parole ni se saluait. Le Chef de l’État était au courant, et en
définitive il a tranché. La suite, on la connait. J’ai été remplacé sans
aucune élégance pendant que j’étais en voyage officiel aux
Nations-Unies pour le compte et au nom du gouvernement. Mais l’histoire
retiendra que je n’ai jamais été l’homme d’un homme ou d’un parti, que
je n’ai porté aucun chapeau et que je n’ai été d’aucune chapelle
politique et que j’ai toujours été un électron libre. On se souviendra
aussi qu’à un moment donné, j’étais devenu incontrôlable au sein du
pouvoir, que les désaccords avec le Président de la République sur des
questions de justice notamment de procédure sur certains dossiers
étaient multiples et que j’ai été le seul à lui lancer en plein visage,
lors d’un Conseil des ministres, que nous nageons en pleine corruption au sein du gouvernement et qu’il faut rectifier le tir et donner le bon exemple.
Les
manœuvres, les vacheries, les commérages et autres manipulations sont
le lot quotidien de la vie politique en Haïti. Au sommet de l’État comme
dans les arrière-cuisines du Ministère et jusqu’au Parquet de
Port-au-Prince, la lutte pour le pouvoir aura été très rude. Il n’y
avait plus de loyauté ni de fidélité qui tiennent. Je ne comptais plus
les coups bas, les complots ou les trahisons en règle. Certes, ce
n’était pas une nouveauté. La politique n’a jamais été faite pour les
tendres. Mais, à la seule différence des autres démocraties, tout se
règle en pleine lumière, en direct sur internet ou devant les caméras de
télévision.
Le pays est en crise. Nous sommes dans une
crise profonde qui a touché tous les secteurs de la société. Il y a
d’abord une crise des valeurs qui fait qu’actuellement les principes
cardinaux d’honneur, de dignité, de probité et de droiture ne sont plus
respectés. La crise économique n’est que la conséquence de cette crise
morale. Actuellement, aucun secteur n’est épargné par la précarité. Tout
le monde le constate. La consommation des ménages a beaucoup diminué
parce qu’ils n’ont plus les moyens. De plus en plus de chômeurs errent
dans les rues…Alors que paradoxalement, le train de vie de l’État ne
diminue pas, au contraire.
Pour ”Petrocaribe”, ils étaient prévenus et
des pistes de solutions étaient proposées. Tout simplement, ils n’ont
pas voulu écouter ni entendre raison. Mais voilà, on a touché le fond de
la piscine et la jeunesse a dit non. Les jeunes sont descendus dans les
rues parce que l’équipe dirigeante n’est pas en mesure d’expliquer à la
nation où sont passés les milliards des fonds publics vénézuéliens
destinés à faire vivre le pays. Ce qui met une nouvelle fois en exergue
l’échec du gouvernement auquel j’appartenais à lutter contre la
corruption, le détournement d’argent, l’enrichissement illicite sans
oublier les actions et les transactions malhonnêtes.
Certains n’arrivaient pas à comprendre
pourquoi je suis malgré tout resté au gouvernement en dépit de ces
tourments et de ces constats d’échec. Il est évident que je n’étais pas à
ma place. Ma démission était dès lors pressentie et avait même fait
l’objet de rumeur, l’instant d’une soirée. La lettre était effectivement
rédigée et j’en avais fait part au premier ministre de mon intention.
Il n’était certainement pas d’accord avec moi, mais ne pouvait non plus
comprendre mon état d’esprit et l’atmosphère dans lequel j’évoluais. Je
me sentais seul contre tous. Mais après mûre réflexion, j’ai décidé de
rester. Parfois claquer la porte fait l’affaire de l’adversaire et non
de la cause que l’on défende. J’ai fini par comprendre que démissionner,
ce serait d’un côté, tomber dans la facilité en trahissant mes
convictions et la cause de la justice et de l’autre, faire le jeu des
détracteurs qui n’attendaient que ça pour crier victoire. En fin de
compte, je suis resté… pour la République.
La
politique ne m’a jamais passionné, et mon expérience n’y a rien changé.
Ceci, pour dire que mon poste de ministre de la Justice et de la
Sécurité publique était pour moi mon ultime expérience publique. Et j’ai
un plaisir monstrueux à retourner dans l’ombre… rejetant par ainsi
toute appétence nouvelle pour la fonction politique. Je voulais faire de
la politique autrement, au sens noble du terme. C’est-à-dire être au
service du peuple et non de la politique politicienne qui a perverti
tous les secteurs de notre société. Avec moi, la justice avait gagné en
solidité et en vitalité ! Je n’ai peut-être pas réalisé mon rêve : celui
de changer le système judiciaire et d’en finir avec la corruption qui
le ronge. Mais, rester soi-même dans un milieu qui tente constamment de
vous changer est pour moi le plus grand accomplissement.
Heidi FORTUNÉ, Magistrat de carrière, ancien ministre de la Justice et de la Sécurité publique
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