LE PIRE PUIS LE PIRE
Il n’est pas nécessaire de se poser en spécialiste du droit haïtien ou de la vie nationale pour être persuadé que rien n’allait changer dans la Justice avec la nouvelle équipe au pouvoir. L’institution ressemble à un poids lourd sans freins ni feux avant, chargé de matières dangereuses, avec la direction qui déraille et un moteur aux sérieux dératés. La Magistrature se porte mal et manque cruellement de moyens. Aujourd’hui encore comme jadis, les Magistrats instructeurs éprouvent de sérieuses difficultés pour mener leurs enquêtes ; le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire n’existe pas ; et comme c’était le cas sous le gouvernement précédent, ce sont les Parlementaires qui nomment et révoquent les Juges et les Commissaires du Gouvernement, sans compter les diverses ingérences de l’Exécutif dans des décisions judiciaires. Et la situation ne cesse d’empirer car personne n’écoute ce que disent ceux qui sont au contact des réalités quotidiennes. On dirait pour certains hauts fonctionnaires qu’ils ont fini de travailler une fois qu’ils ont obtenu le poste convoité…
Le dysfonctionnement de la Justice est plus que réel. Cela est dû non seulement au manque de moyens matériels et techniques mais surtout à l’absence de vision et l’incompétence de ceux qui sont chargés d’administrer l’institution. La Magistrature est en état de ‘’coma dépassé ’’du fait de sa vassalité par le pouvoir politique. Les atteintes à l’indépendance de l’autorité judiciaire tendent à multiplier. Dernier exemple en date : l’attitude du Ministre de la Justice, qui pousse le Chef du Parquet de Port-au-Prince à démissionner de ses fonctions, apparait clairement comme une volonté du pouvoir politique de contrôler les affaires sensibles ou gênantes pour le gouvernement. On a beaucoup glosé sur le comportement du titulaire du Ministère de la Justice dans ce dossier et plus d’un s’inquiète. On a l’impression que l’État bouffe ses propres enfants.
L’indépendance de la Magistrature est un principe constitutionnel fort. Il implique que les Magistrats soient effectivement indépendants des autres pouvoirs. Mais cela va plus loin, car ce n’est pas seulement des hommes qu’il s’agit mais aussi de leurs compétences. Ceci dit, l’indépendance de la Magistrature est un bloc de compétences qui ne peuvent être exercées que par des Magistrats. Le Garde des sceaux a son rôle, la Magistrature a le sien et le premier n’a pas à jouer le rôle du second. Nous avions et nous avons encore un très grand respect et une très grande estime pour Me Lionel C. BOURGOIN pour ce qu’il représente dans la Magistrature haïtienne. Nous pensons que ceux-là qui portent un jugement défavorable à son endroit devraient être plus prudents. D’ailleurs, dans tous les postes qu’il a exercés, il a laissé le même souvenir, celui d’un Magistrat compétent, honnête et intègre. Dans un pays où la majorité baisse la tête pour éviter le pire…nous saluons, avec respect et déférence, le comportement de ce Grand Homme qui assure, jusqu’au bout, ses convictions.
A quoi cela sert d’avoir de l’intelligence si nous l’utilisons à faire des bêtises ? A quoi cela sert de se dire démocrate si nous ne respectons pas les décisions judiciaires prises en dernier ressort ? Il vaut mieux ne pas faire de justice que de faire une mauvaise justice. Et nous trouvons nauséeuse cette pratique de certains Ministres de s’arroger des pouvoirs que la loi ne leur donne pas. Certaines situations peuvent conduire non seulement à des conditions de travail déplorables et une souffrance professionnelle conséquente mais aussi concourir à déboussoler celles et ceux dont la mission est d’appliquer, faire appliquer ou enseigner la loi. Il faut que la Justice soit et reste totalement indépendante du politique si nous voulons un jour vivre en démocratie. Certes, cela n’empêchera pas les dérives, les erreurs ou les incompétences mais sans indépendance, il n’y a plus aucune liberté possible.
Un Magistrat a le droit de faire des critiques justifiées sur l’administration de la Justice puisque cette matière le concerne directement. En dénonçant les violations et les manquements, et en suggérant des réformes, cela permettra d’améliorer le système. Par ailleurs, il n’y a rien de choquant à ce qu’un Magistrat critique un Ministre lorsque ce dernier outrepasse ses droits et se permet de porter un jugement dépréciatif sur une décision de justice au mépris du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. Il y aurait tant à dire…mais nous nous gardons de les dénoncer pour l’instant. Ce qu’il faut comprendre et retenir, c’est qu’il n’y a jamais eu de réflexe partisan ou opposant dans notre démarche. Après tout, nous pouvions très bien dire comme tant d’autres : « On s’en fout…notre salaire tombera à la fin du mois ». Si nous nous battons c’est pour le peuple au nom duquel nous rendons la Justice, pour une Magistrature forte et indépendante, et pour la Démocratie.
Depuis sa candidature jusqu'à son investiture, le Président de la République avait promis le changement à tous les niveaux dans l’administration publique. Aujourd’hui, il doit tenir sa promesse en divorçant d’avec les pratiques d’avant. Qui n’est pas saisi d’étonnement, voire d’incrédulité devant l’évolution de la Justice qui, libérée des affres de l’ancien régime, s’engouffre à présent, à grand pas, vers une sorte de caporalisme outrancier mis sur place par le nouveau pouvoir ? Tout se passe comme si d’un balancier à l’autre, l’histoire ne savait pas s’arrêter là où il conviendrait. Entre les horreurs du passé et la détérioration actuelle des choses ; entre le spectre des pratiques rejetées et l’aspiration d’un véritable État de droit ; entre le pire puis le pire…rien n’est encore irréversible. On a toujours le droit de rêver mais les yeux plus que jamais grands ouverts.
Heidi FORTUNÉ
Magistrat, Juge d’Instruction
Cap-Haitien, Haïti, Ce 11 janvier 2012